22.5.06

TAIWAN ET LA POLITIQUE INTERNATIONALE

Taiwan sera-t-il l'Alsace-Lorraine du XXIe siècle ? (Thérèse Delpech)

Importante remise des pendules à l'heure de Thérèse Delpech dans son dernier ouvrage (“l’Ensauvagement, Le retour de la barbarie au XXIe siècle”) sur l'une des grandes menaces actuelles pour la paix de la planète, à savoir la montée en puissance du nationalisme et du militarisme chinois.

Mais aussi ferme et résolu plaidoyer en faveur de Taiwan, cette Chine démocratique, qui comme Israël au Moyen-Orient, "fait la démonstration que les valeurs (la liberté et la démocratie) qui sont les nôtres ont leur place dans cette partie du monde" et qui aurait selon elle le potentiel d’une… “Alsace-Lorraine du XXIe siècle” !

Et ce face à l'indifférence à peu près totale d'une Europe "enfermée dans le déni de réalité”, "le parti des dirigeants contre le peuple” ou “le choix de l'injustice contre le désordre” et “tentée par une sortie de l'Histoire” …





Rompre le statu quo par une initiative déstabilisatrice, quelle qu'elle soit, y compris un référendum, serait privilégier la division sur l'union. Ce serait une grave erreur. Ce serait prendre une lourde responsabilité pour la stabilité de la région.

Jacques Chirak*, dîner d'Etat en l'honneur de Hu Jintao, Paris, le 26 janvier 2004 (à propos du référendum taiwanais du 20 mars, précédé cinq jours plus tôt, on s'en souvient, de... manoeuvres navales sino-françaises !)


Le XXe siècle n'est pas encore terminé en Asie et ni la guerre froide ni même la Seconde Guerre mondiale n'ont dit leur dernier mot dans cette région.
Thérèse Delpech


Thérèse Delpech : « Le XXe siècle pèse encore sur nous »
Propos recueillis par Marie-Laure Germon et Alexis Lacroix.
Le Figaro
le 22.10.2005



LE FIGARO. – L’Ensauvagement est né de votre inquiétude face à la « brutalisation » des relations internationales. Votre appréciation n’est-elle pas exagérée ?

Thérèse DELPECH. – Ce jugement peut surprendre au moment où un rapport international affirme que les guerres sont moins nombreuses et moins meurtrières. On le comprend mieux cependant quand les commentaires qu’il a suscités précisent que les deux principaux dangers sont aujourd'hui les risques d'usage d'armes non conventionnelles et les nouvelles formes de terrorisme.

Ces deux risques sont aujourd’hui mondialisés. Mon propos s’écarte cependant dans ce livre d’une analyse des relations internationales. Il a des ambitions plus philosophiques sur la possibilité toujours ouverte d’un retour aux grandes catastrophes humaines, par incapacité de tirer les leçons de l’expérience passée. Le XXe siècle pèse encore sur nous davantage que nous ne l’admettons. Et ce d’autant plus que la fin de la guerre froide n’a pas donné lieu au travail de réflexion, de mémoire, mais aussi de deuil, que la Seconde Guerre mondiale a contraint l’humanité à accomplir. Les millions de morts de la seconde moitié du XXe siècle n’ont, en un sens, jamais été ensevelis.

Y a-t-il un lien entre la montée de la violence quotidienne et les risques mondialisés dont vous parlez ?

Notre accoutumance générale à l’horreur a, je crois, prodigieusement augmenté. Désormais, seules de grandes catastrophes sont capables de nous émouvoir, et encore, à condition d’être fortement médiatisées. L’indifférence à la souffrance humaine est devenue la norme de notre sensibilité collective. Peut-être parce que, quand les malheurs du monde sont si nombreux, il faut bien, comme le disait Chamfort, que « le coeur se brise ou se bronze ». Mais l’« ensauvagement » désigne d’abord l’abaissement du seuil de nos émotions et de notre tolérance à l’intolérable.

Beaucoup ne comprennent même pas ce que le siècle passé a de spécifique dans l’histoire humaine du point de vue des massacres. Ils relativisent ce que cette période de l’histoire humaine a d’unique. C’est pourquoi le livre s’ouvre sur un aphorisme de Kafka : « Il faut briser en nous la mer gelée. » La Grande Guerre a constitué l’épreuve initiatique de cette résignation au meurtre de masse. Sur la lancée de cette hécatombe inaugurale, le XXe siècle – dont nous ne sommes, à mon sens, pas tout à fait sortis – a été le théâtre d’une destruction de la sensibilité.

Une autre caractéristique de l’« ensauvaugement » est l’immédiateté dans laquelle nous vivons tous, coupés d’un passé trop lourd et incapables de penser l’avenir. Le passé pèse avec d’autant plus de vigueur sur l’époque actuelle et entretient d’autant plus sa détresse face à l’avenir que notre mémoire est plus courte. La montée de la violence vient aussi en partie de ce déracinement. Nous ne savons plus qui nous sommes. C’est la raison pour laquelle, dans un livre consacré au XXIe siècle, je fais retour sur le passé, et notamment sur l’année 1905.

Pourquoi 1905 ?

1905 a vu la guerre russo-japonaise, la première révolution russe, la crise de Tanger et le texte inaugural de la révolution chinoise. Elle annoncé le siècle des guerres et des révolutions qu’a été le XXe siècle. Mais bien peu ont compris les signaux adressés par ces événements. C’est alors aussi que de grandes mutations intellectuelles se sont produites avec l’apparition du fauvisme, la parution en Suisse des trois écrits fondamentaux d’Einstein, la publication des Trois Essais sur la théorie de la sexualité de Freud. A partir de ce constat, je me suis interrogée sur ce que l’on pouvait dire en 2005.

1905, 2005. En quoi consiste, au juste, l’analogie ?

L’année 2005 est pleine d’enseignements sur des sujets clefs : les désordres potentiels en Extrême-Orient, deux crises nucléaires en Iran et en Corée du Nord, un nouvel attentat terroriste en Europe, l’affaiblissement des instruments de régulation internationale. Elle a débuté avec des manifestations antijaponaises en Chine, moins liées à la question des manuels scolaires qu’au refus de la Chine de voir le Japon siéger au Conseil de sécurité.

En fait, la Chine se comporte un peu comme le Japon au siècle dernier. A l’été, chacun a pu constater que les commémorations de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Asie n’avaient rien à voir avec celles qui avaient lieu en Europe : loin d’être placées sous le signe de la réconciliation, elles ont été marquées par la persistance de l’hostilité et par les questions non résolues : péninsule coréenne, relations sino-japonaises, et surtout Taïwan. Le XXe siècle n’est pas terminé dans cette partie du monde.

La thèse d’Eric Hobsbawm sur le « siècle court » (1917-1989) est marquée par un européo-centrisme qui ne permet pas de comprendre le siècle qui s’ouvre, dont le centre de gravité est désormais l’Asie. Le XXIe devra clore en Asie le troisième acte de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi la guerre froide. Comment le fera-t-il ? C’est une question cruciale.

Quelles sont les autres caractéristiques de l’année 2005 ?

Une nouvelle attaque terroriste sur le territoire européen, avec pour la première fois des attentats suicides. C’est un deuxième avertissement pour l’Europe, qui a parfois tendance à se croire protégée ; l’échec du sommet des Nations unies, en septembre à New York, qui peut annoncer un retour à la Société des nations et à son impuissance ; l’immense léthargie de l’Europe dans un monde qui bouge : panne institutionnelle et étroitesse de sa vision stratégique. L’Europe semble obnubilée par elle-même. Enfin, l’année 2005 a vu le développement de deux crises nucléaires.

Dans le cas coréen, des signes contradictoires ont été fournis au début et à la fin de l’année. Aux déclarations de Pyongyang sur l’existence d’un arsenal nucléaire et la reprise d’essais balistiques, a succédé un texte des six pays engagés dans les pourparlers sur ce pays qui a semblé indiquer une renonciation, mais celle-ci a été remise en cause en moins de vingt-quatre heures !

Et l'Iran ?

L’Iran a l’ambition de devenir la première puissance du Moyen-Orient, et la bombe sert cet objectif à ses yeux. Les négociations avec les Européens ont été rompues pour la seconde fois en 2005 avec la décision iranienne, en août, de reprendre les activités de conversion d’uranium à l’usine d’Ispahan. Pourquoi, dans cette situation, les Européens n’ont-ils pas mis en oeuvre leur menace, répétée à l’envi au plus haut sommet des Etats, de transmettre le dossier iranien au Conseil de sécurité est pour moi une énigme. Surtout qu’ils disposaient de la majorité nécessaire à Vienne pour le faire.

L’équilibre de la terreur plaçait-il les relations internationales sous le signe d’une plus grande sécurité ?

L’équilibre de la terreur était en fait d’une grande fragilité, comme de nombreux incidents, mais surtout une crise majeure, la crise des missiles de Cuba, l’a révélé en 1962. Le problème a moins concerné la relation entre les Etats-Unis et l’Union soviétique que la présence d’un troisième acteur, Fidel Castro, qui a failli faire basculer le « système bipolaire » dans la guerre nucléaire.

Cette crise mérite qu’on y revienne, non seulement parce que, si elle se reproduit, nous n’aurons probablement pas la même chance, mais aussi parce que le monde contemporain a désormais plusieurs acteurs nucléaires de type Fidel Castro, qui, à la différence de Kennedy ou de Khrouchtchev, partisans de la dissuasion, n’hésiteront pas à recourir à l’arme nucléaire comme à un moyen de coercition. Et le nombre des acteurs rendra la gestion des crises beaucoup plus difficile.

Raymond Aron s’interdisait à juste titre de parler abstraitement de la dissuasion ; il insistait sur l’importance de savoir qui était dissuadé de quoi et comment. Or, si les soviétologues ont rempli des bibliothèques, on ignore presque tout des nouveaux acteurs, situés de surcroît dans des zones de tension permanente comme le Moyen-Orient ou l’Extrême-Orient.

La politique de la Russie participe-t-elle de l’« ensauvagement » ?

La Russie est redevenue inquiétante et elle inquiète d’ailleurs beaucoup de Russes qui se demandent qui au juste prend les grandes décisions à Moscou et où va l’argent du pétrole, comme d’ailleurs l’argent tout court. La Russie se referme. Il est inutile de se raconter des histoires. Quant à son « ensauvagement », hélas, il vient pour une grande part de l’expérience traumatisante que la jeune génération russe a faite en Tchétchénie ces dernières années. Une fois revenus au pays, les soldats ne savent souvent plus rien faire d’autre que voler, piller, voire tuer.

On les appelle d’ailleurs les « Tchétchènes » par assimilation avec ceux qu’ils ont combattus. Le problème russe est simple : il s’agit de reconnaître la fin de l’empire et celle d’« un chemin particulier » pour admettre que, depuis maintenant trois siècles, la Russie est engagée vers l’Occident. De même que la fin du nazisme a été la catastrophe salvatrice de l’Allemagne, celle de l’URSS est la possibilité pour la Russie de mettre un terme à ses rêves d’empire. Mais elle n’en prend pas le chemin.

Vous citez Soljenitsyne : « Si la leçon globale du XXe siècle ne sert pas de vaccin, l’immense ouragan pourrait bien se renouveler dans sa totalité. »

Cette leçon est en premier lieu la possibilité du renouvellement de l’immense ouragan. Les signaux d’alarme sont allumés. Mais, de même qu’il y a un siècle l’avenir n’était nullement écrit en 1905, de même le cours de l’histoire peut être infléchi. Rien ne nous impose de continuer à servir le côté destructeur de la psychologie humaine.


Thérèse Delpech est Directeur des Affaires Stratégiques au Commissariat à l’Energie Atomique depuis 1997. Elle est également commissaire à l’UNMOVIC et conseiller international auprès de l’ICRC. Elle a été, entre 1995 et 1997, conseiller auprès du Premier Ministre (affaires politico-militaires) et, entre 1987 et 1995, directeur adjoint des Affaires internationales (Questions stratégiques et de défense, non-prolifération) au Commissariat à l’Energie atomique.




* un Chirak qui n'en est pas, il est vrai, à son coup d'essai et dont on connait par ailleurs l'attachement à la démocratie:

"Le premier des droits de l'homme, c'est de manger, d'être soigné, de recevoir une éducation et d'avoir un habitat. De ce point de vue, la Tunisie est très en avance sur beaucoup de pays" ?

(Tunis, le 3 décembre 2003, jour où l'opposante Radhia Nasraoui entrait dans son 50e jour de grève de la faim)

"Si les valeurs des droits de l'homme sont universelles, elles peuvent s'exprimer sous des formes différentes" ?

(Paris, 1996, visite de Li Peng)

"cette institution met la Russie au premier rang des démocraties, pour le respect dû aux peuples premiers, pour le dialogue des cultures et tout simplement pour le respect de l'autre" ?

(Saint-Pétersbourg, juin 2003, inauguration de l'Académie polaire)

"le multipartisme est une erreur politique, une sorte du luxe que les pays en voie de développement, qui doivent concentrer leurs efforts sur leur expansion économique n'ont pas les moyens de s'offrir" ?

(Abidjan, février 1990 )

- A comparer avec:

"Un régime qui, pour survivre, fait tirer sur sa jeunesse n'a pas d'avenir" ?

Mitterrand (à Hu Jintao au lendemain du massacre de la place Tiananmen)

Mais on oublie pas non plus son propre ministre Claude Cheysson:

«Evidemment, nous ne ferons rien»

(suite à la déclaration, par le général Jaruzelski en décembre 1981, de l’état de guerre et de l’arrestation des leaders de l’opposition polonaise, ainsi que la mise en résidence surveillée du chef du syndicat libre Solidarnosc, un certain… Lech Walesa !).

Voir aussi:

" Un des grands problèmes de la Russie -et plus encore de la Chine- est que, contrairement aux camps de concentration hitlériens, les leurs n'ont jamais été libérés et qu'il n'y a eu aucun tribunal de Nuremberg pour juger les crimes commis. "

Quand la nature s'en mêle

NOUVELLES FIGURES DE LA BARBARIE

Entretien avec Thérèse Delpech

REVUE DES DEUX MONDES - Votre livre (1) traite d'un retour de la sauvagerie à notre époque. Comment appréhendez-vous de ce point de vue l'impact récent produit par les catastrophes naturelles, que l'on pense aux cyclones, aux ouragans ou à la menace de plus en plus forte de nouveaux virus ?

THERESE DELPECH - Ce livre traite surtout des grandes catastrophes humaines du siècle passé, de la façon dont elles continuent de peser sur nous et de la possibilité toujours ouverte de connaître à nouveau la barbarie. Et ce non seulement sous la forme de massacres mais même de grandes guerres, au retour desquelles on ne songe plus guère. On devrait pourtant penser que si nous avons entraîné le monde dans nos guerres au XXe siècle, il risque au XXIe de nous entraîner dans les siennes, notamment en Extrême-Orient, où les signaux d'alarme sont déjà allumés.
Les catastrophes naturelles sont d'une autre nature que les catastrophes humaines, même si elles peuvent être la cause de grandes souffrances. Je ne mettrai jamais sur le même plan 300 000 morts d'un camp de la Vorkouta et 300 000 morts du tsunami qui a frappé le Sud-Est asiatique il y a un an. Ce qui me paraît digne d'intérêt cependant pour le thème du livre dans les catastrophes naturelles, c'est à la fois la façon dont elles révèlent des dysfonctionnements de la société ou du pouvoir politique, comme ce fut le cas pour Katrina, et le fait que les grands ouragans, qui apparaissent de temps à autre dans l'histoire, seront probablement plus nombreux en ce siècle en raison du réchauffement climatique et donc de l'action - comme de l'inaction - humaine. Un des principaux messages de ce livre est la nécessité de retrouver le sens de la responsabilité humaine dans le déroulement des événements : le pessimisme intellectuel du titre s'accompagne d'un volontarisme moral qui le tempère.
Les épidémies, et même les grandes pandémies telles qu'on a pu les connaître au XIVe siècle, sont des phénomènes dont les progrès de la science ne nous protègent pas. De nouvelles maladies ou des maladies que l'on croyait éradiquées apparaissent - ou réapparaissent - presque chaque année, comme en témoigne la liste tenue à jour par l'Organisation mondiale de la santé. La grande différence avec le XIVe siècle, qui reste l'époque des grandes pandémies, n'est pas seulement l'évolution des systèmes de santé - d'ailleurs très inégale d'une partie du monde à l'autre - mais aussi la vitesse de transmission des virus : ce qui prenait des mois ou des années à arriver d'un continent à l'autre voyage désormais en vingt-quatre heures, de Singapour au Canada. En outre, comme les ouragans, les épidémies déstructurent certaines des sociétés qu'elles touchent : c'est le cas de nombreuses sociétés africaines, qui se retrouvent avec des millions d'orphelins dans les rues. Les élites de ces pays fragiles sont en outre souvent les premières touchées. Enfin et peut-être surtout, il faut compter avec les applications militaires des biotechnologies et l'usage possible de maladies comme outils de terreur. De ce point de vue, l'affaire de l'anthrax aux États-Unis en octobre 2001 est un avertissement.

REVUE DES DEUX MONDES - Vous trouvez qu'il y a un excès de confiance, que l'on se croit prémuni par nature ?

THERESE DELPECH - On ne veut plus entendre parler du tragique. Là est le problème. Toute illusion est bonne pour s'en préserver. Mais cela ne suffit pas à donner un sentiment de sécurité : il faudrait être complètement coupé de la réalité pour le ressentir. Il y a au contraire un sentiment d'inquiétude latent qui ne dit pas son nom. Comment en serait-il autrement ? Même le pays le plus développé s'est montré très vulnérable au terrorisme et aux catastrophes naturelles. Les désastres provoqués par un raz de marée n'étonnent personne au Bangladesh, mais aux Etats-Unis, un pays qui consacre des sommes considérables à la protection de son territoire depuis 2001 (y compris contre les catastrophes naturelles), on peut être surpris. Katrina a aussi joué un rôle de révélateur pour des problèmes d'une tout autre nature. L'ouragan a révélé une fracture sociale qui a indigné beaucoup d'étrangers mais aussi beaucoup d'Américains. Dans cette partie de l'Amérique, les relations entre Blancs et Noirs sont encore marquées par le XIXe siècle. On a pu voir enfin de grandes difficultés à articuler le pouvoir local avec le pouvoir régional et fédéral. C'est une leçon capitale pour la réaction des États-Unis à des actions terroristes potentielles de grande ampleur. Mais c'est aussi un sujet de réflexion pour l'Europe. Car si Londres a pu faire face aux attentats du 7 juillet avec beaucoup de compétence, que se passerait-il en cas d'attaque non conventionnelle avec des produits chimiques, par exemple ?

AVANCEES POLITIQUES ET ATTENTISME

REVUE DES DEUX MONDES - On a beaucoup dit que l'ouragan Katrina coûterait plus cher à l'Administration Bush que la guerre en Irak.

THERESE DELPECH - Je n'en sais rien. On a souvent trop tendance à donner une importance spécifique à l'événement présent. La vérité est que l'Administration Bush connaît une période très difficile, aussi bien à l'intérieur, avec les nominations à la Cour suprême et l'affaire Karl Rove et Libby, qu'à l'extérieur, où le degré de tolérance à l'égard de l'intervention américaine en Irak est en baisse constante. Dans ce dernier domaine pourtant, si les violences continuent, les élections qui ont eu lieu à l'automne ont permis de constater que les Irakiens soutenaient activement la poursuite du processus politique. Outre les Kurdes et les chiites, on a même vu une partie des sunnites entrer dans le jeu politique. Personnellement, je ne fais aucun pronostic catastrophique sur ce pays. Et si l'on observe l'ensemble du Moyen-Orient, les changements sont réels : le retrait des troupes syriennes du Liban, impensables il y a un an, et le rapport Mehlis - qui accable le pouvoir syrien - sont des faits nouveaux et très positifs. L'action conjointe des États-Unis et de la France a porté des fruits. Mais la Jordanie va aussi devoir participer plus activement à la lutte contre le terrorisme après les attentats de la mi-novembre. Le roi s'est montré ferme et la population a réagi avec une manifestation d'hostilité aux terroristes. Enfin la décision de Tel-Aviv de se désengager de Gaza est courageuse et s'est faite dans le calme, malgré les pronostics. Elle a été saluée à juste titre par le Conseil de sécurité en août. En d'autres termes, la morosité américaine, qui est réelle, n'est pas toujours justifiée.

REVUE DES DEUX MONDES - Reste l'Iran...

THERESE DELPECH - Oui. L'Iran est devenu beaucoup plus dangereux depuis l'arrivée d'un président ultraconservateur, très idéologue, qui profère des menaces insensées et qui veut franchir les dernières étapes du programme nucléaire. Mais là aussi, les Occidentaux négligent leurs propres forces. Mahmoud Ahmadinejad a fait des erreurs grossières : quatre ministres refusés d'emblée par l'Assemblée, un discours calamiteux à l'ONU, la reprise de la conversion de l'uranium à Ispahan, de violentes menaces exprimées par deux fois envers Israël qui lui ont valu une réprobation générale. Et il est déjà clair pour tous que ses promesses électorales à la population pauvre de l'Iran ne pourront être tenues. Il faudrait donc utiliser ces faiblesses au lieu de lui donner le sentiment qu'on est encore prêts à négocier avec lui. La seule solution est le transfert du dossier nucléaire au Conseil de sécurité avant qu'il ne soit trop tard. Si les Européens ne le font pas, leur crédibilité diplomatique sera désormais nulle et leur responsabilité dans la suite des événements lourdement engagée. Dans l'immédiat ils devraient rappeler leurs ambassadeurs en poste à Téhéran pour protester contre les propos incendiaires du président iranien à l'égard d'Israël.
Revue des Deux Mondes - Il est tout de même curieux que personne n'ait vu venir ce personnage alors que les observateurs compétents ne manquent pas...
Thérèse Delpech - En effet. On se trompe depuis vingt-cinq ans sur l'Iran avec une régularité qui serait comique si elle n'était pas dangereuse. C'est toujours le triomphe du principe de plaisir : on refuse de voir ce qui saute aux yeux. L'Iran ne craint pas la confrontation avec l'extérieur et va reprendre l'enrichissement de l'uranium après avoir repris la conversion si personne ne les arrête maintenant. Après l'échéance de novembre 2005, les problèmes sont devenus de plus en plus difficiles à régler avec ce pays. Encore une fois, qui donc aura la responsabilité de l'acquisition de l'arme nucléaire par Téhéran si elle se produit ? Les Européens auront leur part, n'est-ce pas ? Ils auraient bénéficié d'un succès. Il faudra bien qu'ils prennent la responsabilité de l'échec. À moins d'être irresponsables.

REVUE DES DEUX MONDES - En ce qui concerne les États-Unis, est-ce que les difficultés se limitent seulement aux fautes de l'Administration Bush, ou bien n'y a-t-il pas un malaise plus profond ?

THERESE DELPECH - Les Américains se sentent vulnérables et désorientés. Cela dépasse le cas particulier de George Bush car les démocrates n'ont pas d'idées de rechange. Sous la période Clinton, l'idée que le système américain avait gagné la guerre froide et que la liberté et le marché allaient se répandre sur toute la surface de la Terre a connu une période d'illusion triomphante. Les États-Unis ont compris en 2001 que la géopolitique continuait d'exister. La rapidité avec laquelle ils ont vaincu militairement en Afghanistan et en Irak a maintenu un temps la confiance. Mais elle a été de courte durée face aux difficultés de l'après-guerre et à une évidence dont les Américains ne se remettent pas : la haine à leur endroit se répand dans le monde.

REVUE DES DEUX MONDES - Le peuple élu pour la liberté doute de lui-même ?

THERESE DELPECH - Ce n'est pas tant sur la mission qu'il y a doute que sur la capacité à la remplir. Aucun pays n'accepte aisément d'être détesté. Mais c'est encore plus dur pour le pays qui a la conviction intime d'être LA puissance bénéfique dans le monde. L'Amérique passe rapidement de l'euphorie à la panique et traverse une période de dépression profonde, mais celle-ci ne durera pas nécessairement car ce pays a des ressources considérables pour rebondir. On oublie toujours, peut-être parce que c'est une vérité désagréable, que le rôle historique de l'Amérique repose moins sur une volonté que sur l'autodestruction de l'Europe au siècle dernier. Le fait de se trouver dans l'obligation d'occuper une situation exceptionnelle sans l'avoir vraiment cherché change tout. L'Amérique n'a jamais été préparée à remplir ce rôle. En fait, alors qu'elle est omniprésente dans le monde, elle le connaît assez mal.
Cela dit, elle connaît au moins infiniment mieux l'Asie, qui sera le centre des affaires stratégiques en ce XXIe siècle, que ce n'est le cas de l'Europe. Notre connaissance à nous Européens a beaucoup vieilli, et elle est aujourd'hui souvent limitée à l'économie : le chancelier Schröder est appelé "Monsieur Auto" en Chine et pour de bonnes raisons. Dès qu'il a quitté ses fonctions à la tête de l'Allemagne, il ne s'est pas contenté de prendre un rôle éminent au conseil de surveillance de Gazprom (Russie). Il a également engagé des opérations commerciales importantes avec la Chine. Les Américains savent au moins reconnaître qu'il y a en Asie des mutations très inquiétantes, qu'il s'agisse de la péninsule coréenne, des rapports de la Chine et du Japon, ou encore de Taïwan. Mais ils ne réalisent pas pour autant que le XXe siècle n'est pas encore terminé en Asie et que ni la guerre froide ni même la Seconde Guerre mondiale n'ont dit leur dernier mot dans cette région. C'est une des thèses principales de mon livre et c'est à vrai dire une thèse plus ignorée encore en Europe !

DES MODELES EN CRISE

REVUE DES DEUX MONDES - Revenons pour finir en France. Quelle est votre analyse des derniers événements en banlieue ?

THERESE DELPECH - Une chose frappe tout d'abord, c'est que les critiques virulentes adressées à ce que l'on prétendait être la faillite du modèle américain s'appliquent à la France. Les dernières émeutes ont révélé ce que désigne un excellent petit livre intitulé les Territoires perdus de la République (2). La France ne veut pas reconnaître qu'il y a dans les banlieues toute une population qui n'a rien à voir avec le reste de la société, et que des zones entières échappent à l'état de droit, littéralement abandonnées depuis des décennies. Je trouve très juste la phrase d'Alain Finkielkraut demandant : "Comment voulez vous intégrer des gens qui n'aiment pas la France dans une France qui ne s'aime pas ?" C'est en effet le problème. Et face à cette réalité, il y a un abandon des responsabilités.

REVUE DES DEUX MONDES - Pour quelle raison ? Parce que cela n'intéresse pas ?

THERESE DELPECH - L'immigration n'a jamais été considérée en France comme une chance. Et personne ne veut reconnaître que le modèle républicain connaît des ratés spectaculaires. Il y a une schizophrénie française : on fait semblant de ne faire aucune différence entre les origines des populations présentes sur le sol français mais les employeurs font le tri. On voit beaucoup moins d'immigrés en situation de réussite sociale qu'en Angleterre, même si le modèle anglais a aussi ses problèmes, comme on l'a vu cette année de façon spectaculaire. La vérité est que les deux modèles sont en crise.

REVUE DES DEUX MONDES - Pourquoi la France ne s'aime- t-elle pas ?

THERESE DELPECH - La France ne retrouve pas dans sa situation présente l'idée qu'elle continue de se faire d'elle-même. Notre pays ne pèse plus grand-chose sur la scène internationale. Il ne pèse plus autant qu'hier en Europe. Plus profondément, la France n'a toujours pas accepté la défaite de juin 1940. Malgré les efforts du général de Gaulle, la défaite est toujours là. Les Français savent qu'ils n'étaient pas du parti des vainqueurs. C'est un des problèmes de nos relations avec les Britanniques, qui n'ont aucun doute, eux, sur ce point. Il m'arrive de visiter les cimetières militaires de Normandie. On y voit des classes britanniques, américaines, canadiennes, allemandes même, mais bien peu de classes françaises. Pour finir, je dirai que la France ne s'aime pas parce qu'elle ignore ce qu'il y a de grand en elle. De cette grandeur, il ne reste aujourd'hui qu'une caricature : la vanité. Un défaut que connaissent - et dont profitent - les Russes et les Chinois, qui ont détecté cette faiblesse depuis longtemps.
Les Français devraient relire le texte que Jean Guehenno a écrit en 1940 : "La France qu'on n'envahit pas" (3). Ils comprendraient peut-être mieux ce dont ils peuvent toujours être fiers.

Propos recueillis par Michel Crépu

1. Thérèse Delpech, l'Ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle, Grasset.
2. Ouvrage collectif dirigé par Emmanuel Brenner, les Territoires perdus de la République : antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Mille et une nuits, 2004.
3. Jean Guehenno, "La France qu'on n'envahit pas" in Journal des années noires, 1940-1944, Gallimard, "Folio", 2002.

Thérèse Delpech, ancienne élève de l'école normale supérieure, professeur agrégé de philosophie, chercheur associé au Centre d'études et de recherches internationales (Ceri, FNSP) et membre de l'Institut international d'études stratégiques de Londres, vient de publier l'Ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle, chez Grasset, prix Femina Essai 2005. Notamment auteure de Politique du chaos (Le Seuil), 2002, elle écrit de nombreux articles dans Commentaires, Politique internationale, Politique étrangère et Survival.

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