1.6.06

LE NATIONAL-ISLAMISTE

Algérie :
le virage «national-islamiste»

La chronique d'Alexandre Adler
01 juin 2006, (Rubrique Opinions)

Décidément, quand l'horizon s'assombrit au Proche-Orient, le Maghreb n'est jamais tout à fait épargné. La nomination d'un nouveau premier ministre algérien, l'ancien patron du FLN, Abdelaziz Belkhadem, est passée un peu inaperçue dans un contexte dominé par la montée du Hamas en Palestine et une crise nucléaire de plus en plus aiguë avec l'Iran. Elle n'en participe pas moins du même phénomène d'offensive générale des forces islamistes à l'échelle d'une région qui s'étend, selon l'expression à présent consacrée, de Casablanca à Karachi.

Mais tout d'abord, qui est Abdelaziz Belkhadem ? Cet apparatchik du FLN est aussi un musulman convaincu qui se revendique comme tel et un partisan à tous crins de la ligne traditionnelle de l'ancien parti unique. Abdelaziz Bouteflika a tissé avec cet homme des rapports de plus en plus étroits de complicité et de connivence. Les valeurs tout à la fois nationalistes intégrales, c'est-à-dire hostiles à la culture française, centralisatrices donc hostiles à l'identité kabyle, et plus généralement tamazigh et surtout islamiques, c'est-à-dire favorables à la pleine réintégration des anciens insurgés du FIS – pareille combinaison ne pouvait que servir les desseins du président, dès lors que ce dernier se présentait comme le grand réconciliateur de tous les Algériens. Mais Abdelaziz Belkhadem ne représentait à l'origine qu'une aile du nouveau pouvoir, et il était censé cohabiter avec d'autres forces laïques, berbérophones et ouvertes sur le monde extérieur, qui devaient faire aussi partie de la nouvelle coalition.

Avec l'accession d'un national-islamiste aussi voyant au poste de premier ministre, alors même que la santé du président fléchit aux yeux de tous, c'est en réalité un autre choix stratégique que la réconciliation de tous les Algériens qu'Abdelaziz Bouteflika vient d'adopter pour sa fin de course. Rappelons ici la trajectoire du système Boumédienne dont Abdelaziz Bouteflika fut l'héritier présomptif et qui, bien souvent, sert de clé de lecture pour bien des décisions présidentielles. Dès sa naissance, la révolution algérienne réunit dans un seul organisme – le FLN – des nationalistes arabes tournés vers l'Egypte de Nasser, des Kabyles, patriotes algériens laïques et réticents envers le panarabisme, des jacobins francophones qui voulaient seulement réaliser, chez eux, les valeurs républicaines et, enfin, des musulmans conservateurs influencés tant par l'Arabie saoudite que par la confrérie égyptienne intégriste. Le choix d'une dictature progressiste de parti unique sur un pluralisme parlementarisé allait déboucher sur la cohabitation de plus en plus incommode de toutes ces forces, à terme inconciliables, dans un même mouvement devenu tout à la fois armée et appareil d'Etat civil. La guerre civile algérienne des années 90 a fait voler en éclats cette formation perverse en provoquant par sa violence même l'émergence de véritables partis, fondés sur des analyses divergentes et distinctes du présent et de l'avenir de l'Algérie. C'est ce que Abdelaziz Bouteflika, revenu au terme de sa sinueuse carrière aux harmonies majeures du boumédienisme des années 70, veut aujourd'hui précisément abolir. En donnant au chef du courant islamiste interne au régime la première place, il s'assure de la bonne volonté de tous les anciens combattants du FIS et du GIA, convaincus qu'ils pourront s'emparer de ces pouvoirs qu'on leur avait refusés. Avant le processus de guerre civile, mais aussi de démocratisation de l'Algérie, ces islamistes intégrés au coeur du pouvoir FLN étaient déjà parvenus à faire adopter le statut de la famille attentatoire à la dignité des femmes, une arabisation catastrophique de l'enseignement ainsi que des tentatives vétilleuses d'imposer un code de valeurs étranger à la jeunesse. Puis la guerre civile vint et les forces laïques durent se battre, seules et le dos au mur, face à une nouvelle génération intégriste terroriste, mais qui bénéficiait à tout le moins de la tiédeur souriante des vieux cadres du parti unique.

Abdelaziz Belkhadem, qui était de ceux-là avec d'évidentes sympathies pour certains aspects de la doctrine des Frères musulmans, se distingua notamment en organisant à force de menaces et de campagnes d'intimidation l'annulation de la visite d'Enrico Macias à Constantine. Il en fut récompensé par une accession au ministère des Affaires étrangères où il fit beaucoup pour renforcer les liens avec les Etats pétroliers du Golfe – Arabie saoudite et Emirats –, qui ont toujours soutenu vivement Abdelaziz Bouteflika. Secrétaire général de l'ancien parti unique FLN, il prenait en main la fermeture des établissements privés francophones et l'agitation contre un traité d'amitié avec la France.

Cette déclaration de guerre en rase campagne contre les anciens chefs de l'armée et les services secrets a sans doute été pesée par Abdelaziz Bouteflika qui, après avoir coopté la nouvelle génération militaire, pense qu'il peut enfin tourner la page de l'évolution laïque et républicaine. Le général Lamari, énergique mais malade, le général Nezzar essoufflé par l'âge, le très brillant général Touati placardé malgré son charisme pourront-ils faire pièce à la soumission du maire du Palais, Belkheïr ? La réponse est entre les mains d'un seul homme, le chef des services secrets Tewfik Médiène. Cet homme n'a jamais aimé la lumière pour combattre. Mais peut-être devra-t-il affronter le nouveau pouvoir national-islamiste, avant qu'il ne soit trop tard. Il en va aussi du salut de tout le Maghreb, du Maroc incertain qui se cherche encore, comme de la Tunisie encore solide et rayonnant de sa laïcité affirmée.

Texte repris du site le figaro