24.12.07

A PROPOS DU LOBBY PRO-ISRAELIEN AUX ETATS-UNIS : DOUBLE ALLEGEANCE

par Leslie H. Gelb pour le New York Times

Leslie H. Gelb est ancien chroniqueur au Times et président honoraire du Conseil des Affaires Étrangères

Titre original : Double allégeance

Traduction : Objectif-info

Note de la rédaction d'Objectif-Info:

L'ouvrage des deux professeurs américains renommés John Mearsheimer et Stephen Walt sur le "lobby israélien et la politique étrangère des Etats-Unis" correspond au point de vue d'un important courant de l'intelligentsia et de la classe politique américaine qui désirent la rupture de la relation étroite qui lie les Etats-Unis à Israël au motif que cette relation est contraire aux intérêts essentiel du pays. Il est tout à fait légitime qu'un débat sur cette question soit ouvert entre amériains. Il est beaucoup plus douteux d'imputer à un lobby israélien très mal défini le détournement de la politique étrangère du pays au bénéfice d'un autre pays violemment condamné pour des raisons morales. Il est très surprenant aussi de voir deux professeurs chevronnés défendre une thèse avec des arguments aussi faibles et quantité de préjugés et d'erreurs manifestes. L'article traduit ci-dessous met le doigt sur les erreurs de raisonnement et d'analyse des auteurs du libelle sulfureux qui rejoint les diatribes féroces et creuses de l'ex président Jimmy Carter. Cependant l'auteur, Leslie H. Gelb, termine son étude en expliquant que l'intention ultime des professeurs a été de prévenir une guerre en Iran, qui aurait suivi ce qu'il considère comme le désastre irakien, et il les en remercie. Il ne dit rien cependant de l'attitude à adopter face au risque de l'Iran nucléaire, se contentant de fustiger les discours qui mettent l'option militaire sur la table. On ne peut pas le suivre dans ces prises de position non argumentées.


Il y a une dizaine d’année, lors d'une rencontre en privé, Fidel Castro m’a dit d’une voix fulgurante: « Vous n'avez pas de démocratie. La plupart des Américains souhaitent avoir de bonnes relations avec Cuba, mais quelques milliers d'américano-cubains de droite contrôlent la politique des États-Unis et rendent les choses difficiles entre nous. » Castro avait certainement raison sur ce point : la Cuban American National Fondation décide de notre politique à Cuba en raison du poids de ses électeurs dans quelques états-clés, de ses généreuses contributions à la campagne et de son ardeur.

Deux universitaires éminemment respectés ont lancé des accusations presque semblables - et même pires - à « une coalition lâche d’individus et d’organisations » qui soutiennent Israël, dont le Comité pour les Affaires Publiques Américano-israéliennes (AIPAC), la Conférence des Présidents des principales Organisations Juives, l’Anti-Defamation League, l'éditeur Mortimer Zuckerman et les néoconservateurs.

On peut ne pas tenir compte de Castro parce que Cuba est négligeable pour la sécurité américaine. Mais on ne peut pas en faire autant pour John Mearsheimer, professeur à l'Université de Chicago, et Stephen Walt, professeur à Harvard, parce que le Moyen-Orient est crucial et qu'ils arguent du fait que le lobby juif pousse le gouvernement dans des directions qui « compromettent la sécurité nationale des États-Unis. »

Leur livre, « Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine» est la version longue de leur article fortement controversé, publié il y a un an dans la London Review of Books. Aujourd’hui comme alors ils affirment que le lobby a rendu le gouvernement américain pro-israélien d’une manière tellement partiale, qu'il attise le terrorisme islamiste contre les États-Unis, encourage la prolifération des armes nucléaires dans les États arabes et rend encore plus critique l’approvisionnement américain en pétrole en provenance du Golfe Persique.

Ces observations ne pouvaient pas être plus graves, et je crois que les auteurs, bien souvent, ont tort, et qu’ils se fourvoient dangereusement. Mais Mearsheimer et Walt soulèvent la question essentielle de la sécurité américaine et de savoir qui est aux commandes du gouvernement, question dont beaucoup d'experts du Moyen-Orient discutent, la plupart du temps en privé. L'ancien Président Jimmy Carter a fait des remarques similaires — bien qu’avec plus de virulence et d’autosatisfaction — dans son dernier livre, «Palestine : Peace Not Apartheid.» Mearsheimer et Walt, ainsi que Carter et leurs réseaux de partisans dans les universités et les instituts de recherche, doivent être réfutés, non pas en les traitant d’antisémites, mais sur la validité de leurs écrits.

Mearsheimer et Walt vivent dans ce même univers de la politique étrangère dont je fais partie, et connaissant leur profond savoir et leurs vies, personne ne les aurait accusés de nourrir des sentiments antisémites… jusqu'à la parution de leur article l'an dernier. Et de telles attaques ne sont pas étonnantes dans ce petit monde. Mais comme ma mère disait souvent : « Ils cherchent les ennuis » par la manière dont ils argumentent, par leur érudition curieusement mesquine, par ce sur quoi ils mettent l’accent et ce sur quoi ils glissent, par ce qu’ils soulignent et ce qu’ils omettent de souligner sur ce sujet sensible, sans communiquer suffisamment ni avec les lobbyistes ni avec les cibles de ces derniers.

Au début, ils écrivent que le lobby Juif «n’est certainement pas une cabale ou une conspiration qui contrôle la politique extérieure des États-Unis. » Ils continuent : « C'est simplement un groupe d'intérêt puissant, constitué de Juifs et de gentils, dont le but reconnu est d’imposer la cause israélienne à l’intérieur même des États-Unis. … Comme s’efforcent de le faire d'autres lobbies et groupes d'intérêt ethniques, les activités des diverses composantes du lobby israélien prennent des formes légitimes de participation démocratique qui correspondent pour la plupart d’entre elles aux activités des groupes d’intérêt, dans la vieille tradition américaine.» Aucun problème sur cette prémisse.

Mais ensuite, ils mettent le feu aux poudres en déclarant qu'aucun lobby n'a jamais été plus puissant. Ils commencent à citer d'autres personnes, comme l’ancien député Lee Hamilton qui a dit en 1991, «qu’il n'y a aucun groupe de pression qui égale le lobby pro-israélien. » Puis ils citent certains membres de l’équipe du lobby se vantant de leur pouvoir. Exemple : « En 24 heures, nous pourrions avoir la signature de 70 sénateurs sur cette serviette de table. » Avancer ces remarques en tant que preuves n'est pas le signe d’une méthode de qualité.

Le plus révélateur, et tout à l’opposé de leurs déclarations prudentes du début, c’est que Mearsheimer et Walt passent d’un scénario à l’autre, posant comme a priori la domination du lobby sur la politique des États-Unis au Moyen-Orient. Et ils ne reviennent pas souvent sur leur prémisse.

Il est vrai, par exemple, que le lobby a fait en sorte que le programme américain pérenne d’aide annuelle de 3 milliards de dollars à Israël soit intouchable et indiscutable. De même, il n'y a pas beaucoup de discussion à propos du forfait d’aide annuelle de 2 milliards de dollars à l'Égypte. Les États-Unis considèrent ces 5 milliards de dollars comme une assurance contre une guerre israélo-égyptienne, et ce n’est pas très cher payé.

Le lobby a le don d’irriter et de faire douter toute administration qui critiquerait Israël en public. Mais instinctivement et sans être sous l'influence d'un lobby, les présidents américains ne veulent pas se liguer contre Israël, puisque c’est ce que font pratiquement tous les autres états. Alors que la plupart des pays s’acharnent sur Israël pour ses mesures répressives contre les Palestiniens, c’est à peine s’ils critiquent le terrorisme palestinien ou arabe et ils ne s’étendent pas sur les méfaits des dictateurs arabes et musulmans. Quant au gouvernement américain, le rapport officiel montre clairement que quand Israël dépasse certaines limites, par exemple lorsqu’il étend la colonisation juive dans les territoires palestiniens comme la Cisjordanie et Gaza, Washington exprime généralement son mécontentement en public et encore plus en privé. Mais cela, Mearsheimer et Walt ne le mentionnent pas.

Plus dérangeant encore, ils ne font pas sérieusement le point sur les deux problèmes critiques pour Israël et le lobby - les ventes d'armes aux états arabes et la question d'un état Palestinien - sujets sur lesquels la position américaine s’est constamment opposée au lobby juif soi-disant tout-puissant.

Pendant plusieurs décennies, les gouvernements successifs ont vendu à l'Arabie Saoudite ainsi qu’à d’autres états arabes d’excellentes armes modernes, contre l’avis globalement opposé d’Israël et du lobby. Et ne doutez pas que ces armes représentent un risque certain pour la sécurité d’Israël. (Chose intéressante, Israël ne s'oppose pas au projet d’une nouvelle vente d'armes de 20 milliards de dollars aux Saoudiens, parce que les armes sont nécessaires contre l'Iran, une menace plus sérieuse ; et comme on pouvait s'y attendre, Israël aurait reçu lui aussi une aide militaire substantielle.)

Et sur le sujet politique, qui a toujours le plus compté pour Israël et le lobby - jusqu’à empêcher les États-Unis d'accepter un état palestinien avant un accord négocié entre Israël et les Palestiniens - il est juste de dire que Washington, tout simplement, s’est rangé du côté des Palestiniens depuis longtemps. Depuis qu'en 1967 Israël a gagné la guerre et occupé la Cisjordanie et la Bande de Gaza, dans leur for intérieur, tous les gouvernements ont été partisans de la restitution aux Palestiniens de presque tous ces territoires, afin de créer un état palestinien séparé. Le Président George W. Bush l'a finalement déclaré publiquement en 2001, mais les leaders israéliens et les lobbyistes qui n'étaient pas dans le déni total, connaissaient depuis longtemps toute la réalité implicite. Si le lobby et Israël menaient aussi surement leur barque comme Mearsheimer et Walt ainsi que tant d’autres experts du Moyen-Orient le soutiennent, les États-Unis n'auraient pas vendu toutes ces armes aux Arabes et n’auraient pas fait pression en privé pour un état palestinien.

La plupart des observateurs impartiaux de la question conviendraient probablement que c’est le lobby qui influence le plus la politique américaine envers Israël. Mais dans la partie qui se joue à Washington, ce n’est qu’un lobby puissant parmi tant d’autres. Il est presque certainement moins puissant que le lobby chinois pro-Taiwan, qui a réussi pendant presque toute la guerre froide à bloquer les contacts américains avec la Chine, jusqu’à ne plus en parler. Il n’égale pas le pouvoir du lobby des armes, ou celui de l’AARP quand il défend bec et ongles les intérêts des personnes âgées. Pour exprimer tout cela d'un point de vue dont Mearsheimer et Walt ne devraient rien ignorer, le lobbying est de fait la manière dont fonctionne la démocratie américaine. Comme l’expliquait un jour le professeur émérite de sciences politiques de Yale, Robert Dahl, nous avons une démocratie de « règne des minorités », résultat d’un cortège sans fin de groupes d’intérêt spécifiés qui contrôlent les sujets qui les concernent problèmes presque totalement.

Dans leur tableau incomplet, les deux auteurs minimisent également l'influence du lobby saoudien et des compagnies pétrolières, autres forces majeures dans la politique au Moyen-Orient. Les Saoudiens, comme les Égyptiens, ont toujours été des voix qui comptent à Washington et elles plaident en faveur d’un état palestinien. De plus, si Mearsheimer et Walt avaient interrogé des personnalités qui ont participé à l'élaboration de la politique nationale depuis des années, elles leur auraient dit que les Saoudiens sont la force régionale la plus influente sur les orientations de la politique américaine dans le Golfe. Et c'est Riyad, au moins autant que Jérusalem, qui a vivement recommandé à Washington d'affronter l'Iran. En ce qui concerne les compagnies pétrolières, Mearsheimer et Walt affirment qu'il est évident que ces firmes souhaitent la paix, parce que la paix c’est bon pour les affaires. Mais on a du mal à ignorer le fait que la guerre d'Irak a rempli leurs coffres de dizaines de milliards.

Quoi qu'il en soit, la véritable question n'est pas de savoir si le lobby israélien contrôle la politique nationale vis à vis d'Israël et du Moyen-Orient. Tous les lobbies puissants veulent exercer un contrôle. La vraie question est de savoir si la puissance du lobby juif porte atteinte et nuit gravement aux intérêts américains.

Depuis sa création en 1948, la position d’Israël dans la hiérarchie des intérêts nationaux américains a été l'une des questions controversées de la politique extérieure américaine. La première grande question a été de savoir si les États-Unis devaient reconnaitre Israël aux Nations Unies. Le combat le plus mémorable sur cette question a été livré devant le président Harry Truman. Les protagonistes étaient Clark Clifford, son jeune mais redoutable avocat, et le Secrétaire d'état George Marshall, la figure la plus respectée de la politique étrangère américaine de son temps.

Clifford a plaidé en faveur de la reconnaissance pour des raisons morales et historiques. Les États-Unis et le monde avaient l’obligation morale de soutenir un État juif parce que personne n’avait rien fait pendant l'Holocauste. Marshall répliqua que cette reconnaissance dénaturerait les véritables intérêts de l'Amérique dans le monde arabe -- principalement l’approvisionnement en pétrole - pour gagner le soutien politique juif à l’intérieur du pays. Pour Marshall, quelques millions de juifs dans leur propre état, entourés d’une marée de dizaines de millions d'Arabes, ne feraient que créer des problèmes à l'Amérique et de toute façon, à la fin, les Arabes jetteraient les juifs à la mer. Truman a soutenu Clifford, mais la bataille n'a jamais pris fin.

Pendant la guerre froide, Israël et le lobby ont fait valoir - et ils ont gagné pour de bonnes raisons - qu’Israël était un atout stratégique pour les États-Unis. Au même moment, de nombreux dirigeants arabes firent le jeu de Moscou et ne se comportèrent pas comme des alliés dignes de confiance. En revanche, Washington a pu compter entièrement sur Israël pour les renseignements et le développement conjoint d’armements quand le besoin s'en est fait sentir. Mais avec la fin de l'Union Soviétique et la montée de nouvelles menaces, on a rouvert le débat pour savoir jusqu’à quel point Israël jouait un rôle essentiel pour les États-Unis.

Et nous arrivons là au cœur de la thèse de « Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine » :

« Beaucoup d’actions politiques menées au bénéfice d’Israël compromettent aujourd’hui la sécurité nationale des États-Unis. La combinaison d'un soutien sans réserve des États-Unis à Israël et de l’occupation israélienne prolongée des territoires palestiniens nourrissent l'anti-américanisme dans le monde arabo-musulman, renforcent la menace du terrorisme international et compliquent les choses pour Washington lorsqu’il doit traiter d'autres problèmes, comme l'interruption du programme nucléaire Iranien. Étant donné l’impopularité actuelle des États-Unis dans cette vaste région, les dirigeants arabes, qui en d’autres temps auraient partagé les objectifs américains, sont réticents à nous apporter leur aide ouvertement : cette situation difficile paralyse les efforts des États-Unis pour le règlement d'une foule de problèmes locaux. »

A un certain niveau, cet argument est évidemment correct. Bien sûr, les liens étroits qu’entretient l'Amérique avec Israël compliquent ses relations avec les Arabes et les Musulmans. Mais à un niveau plus profond dont ne tiennent pas compte Mearsheimer et Walt, ces problèmes ne disparaîtraient pas ou ne diminueraient pas conséquemment si Washington laissait tomber Israël. L'anti-américanisme et le terrorisme anti-américain trouvent leur principale source dans les liens profonds de l'Amérique avec des régimes fortement impopulaires comme ceux de l'Arabie Saoudite et de l'Égypte, sans parler de la guerre en Irak.

De la même manière, Mearsheimer et Walt éludent la plupart du temps, la question de la méthode pour aborder ce problème. Ils ne veulent pas laisser tomber Israël, disent-ils, mais ils veulent que les États-Unis prennent de la distance par rapport aux décisions politiques israéliennes. Est-ce que cela veut dire qu'il faut parler aux terroristes du Hamas et du Hezbollah ? Ces groupes se sont engagés inexorablement dans la violence et ils se sont voués à la destruction totale d’Israël. De quoi parle-t-on ici ? Quant on fait pression sur Israël afin qu’il rende les territoires et qu'il accepte désormais que la Palestine soit un état, il se pose un petit problème. Avec quels Palestiniens faut-il traiter : les dirigeants du Hamas, qui bénéficient d'un large soutien populaire ou le Fatah bien moins populaire et bien plus corrompu ? En outre, quelles concessions Mearsheimer et Walt veulent-ils qu’Israël fasse en plus de celles qu'il a déjà faites ? Dans les derniers jours de l'administration Clinton, le Premier Ministre israélien Ehud Barak céda à presque toutes les exigences palestiniennes pour aboutir à une solution négociée, et elle fut rejetée de façon spectaculaire.

Indubitablement, les affinités entre Washington et Israël compliquent la politique des États-Unis, mais historiquement, le premier effet de cette relation a été de donner des excuses aux dirigeants et aux citoyens arabes mécontents pour ne pas mettre de l'ordre chez eux. Je n’ose pas imaginer que Mearsheimer et Walt croient vraiment que si Washington mettait des distances avec Israël, les dirigeants arabes prendraient à bras le corps leurs problèmes réels et la paix s'établirait au Moyen-Orient.

Puis, il y a la question des armes nucléaires et la maîtrise du monstre que représente la prolifération. Oui, la capacité nucléaire d’Israël s’ajoute aux obstacles que rencontre Washington. Mais Mearsheimer et Walt devraient savoir que ce qui a poussé Saddam Hussein à vouloir ces armes tient beaucoup moins à l’armement nucléaire d’Israël qu'aux menaces de l'Iran et des États-Unis. C’est également vrai pour l'Iran aujourd'hui. Comme Hussein, le président Mahmoud Ahmadinejad sait que seuls les États-Unis peuvent le renverser, lui et le régime des mollahs qu'il représente, et il a principalement besoin de la bombe comme force de dissuasion.

Le problème stratégique essentiel de l'Amérique dans la région, qui est à la base des risques d'opérations terroristes, de prolifération nucléaire et de rupture de l'approvisionnement en énergie, c'est que nous avons besoin de nos alliés arabes corrompus, incompétents et impopulaires parce qu’entre deux maux, il faut choisir le moindre. Actuellement, il n'y a aucune puissance modérée arabe, digne de confiance et forte au Moyen-Orient. Le but à long terme de Washington doit être d'aider à en construire une : Mearsheimer et Walt ne nous ont encore donné aucun conseil sur la façon d'y parvenir.

Il est important de rappeler que le Shah d’Iran a été renversé, non parce qu'il avait noué de bonnes relations avec Israël, ce qui était le cas, mais parce que la majorité de son propre peuple en était arrivé à exécrer son régime ainsi que ses liens avec les États-Unis. Il n'y avait pas de centristes modérés entre le Shah et les mollahs fanatiques. Et c’est précisément l'absence de forces centristes dans des pays comme l'Arabie Saoudite et l'Égypte qui devrait à présent inquiéter Washington.

Il se trouve que l'engagement de l'Amérique envers Israël repose bien davantage sur des bases morales et historiques que sur des données de pure stratégie. Israël ne nuit pas aux intérêts américains en matière de sécurité au point où Mearsheimer et Walt le prétendent. Et ce qui est essentiel, c’est que quelque soit les difficultés que peuvent occasionner les relations israélo-américaines, les États-Unis soutiennent et protègent une des rares nations au monde qui partage les valeurs et les intérêts américains, une véritable démocratie. C'est là le lien stratégique le plus déterminant qui existe entre les deux pays. (Et fait non négligeable, quand l'étreinte s'est resserrée, Israël s'est toujours défendu seul.)

L’inévitable dernière question est celle-ci : Pourquoi deux analystes aussi sérieux de la politique extérieure des États-Unis ont-ils écrit un ouvrage aussi faible et ont-ils attisé, par mégarde, les feux de l'antisémitisme ? La réponse réside dans leur approche de la guerre d'Irak.

En effet, Mearsheimer et Walt ont de quoi être très fiers de la clairvoyance dont ils ont fait preuve en s'opposant à la guerre en Irak. Leurs écrits ont mis dans le mille plus que ceux de n'importe qui, et ils sont à juste titre perplexes sur ce qui a conduit les États-Unis à se montrer aussi stupides et suicidaires. Il semble qu’ils se soient dit qu’une erreur de cette amplitude ne pouvait être provoquée que par une force irrésistible. Et la seule force qui répondait à ce critère dans la sphère du pouvoir était le lobby pro-israélien, incarné par des gladiateurs néoconservateurs comme Paul Wolfowitz et Richard Perle. Comme le disent les auteurs, « le lobby n'a pas causé lui-même la guerre … Mais s'il n'y avait pas eu l'influence du lobby la guerre ne se serait presque certainement pas produite. Le lobby était la condition nécessaire mais non suffisante pour une guerre qui est un désastre stratégique pour les États-Unis et une aubaine pour l’Iran, l'adversaire le plus sérieux d’Israël dans la région. »

Leurs propos au vitriol sur la guerre d'Irak - du style nous avons raison quand tous les autres ont tort - sont si écrasants qu’ils négligent deux éléments-clés. D'abord, la communauté des acteurs de la politique extérieure américaine, qui comprend autant de Démocrates que de Républicains, a soutenu la guerre pour les mêmes raisons que Wolfowitz et le lobby. Parce que Saddam Hussein semblait constituer une menace actuelle ou future pour les intérêts nationaux américains. En second lieu, les véritables meneurs de jeu de cette guerre ont été le président George Bush et le vice-président Dick Cheney. Ils n’ont jamais été à la solde du lobby juif (ce qui n’est pas le cas pour celui du pétrole), et ils ne sont pas le moins du monde des néoconservateurs. Plus nous en savons, plus il est clair que la Maison Blanche est entrée en guerre essentiellement pour effacer la « bourde » de Bush sénior, à savoir qu'il n'a pas su en finir avec Saddam Hussein pendant la Guerre du Golfe de 1991.

A présent, Mearsheimer et Walt craignent qu’Israël et le lobby ne poussent les États-Unis à une nouvelle guerre avec l'Iran : « Ce sont aujourd'hui les forces principales qui nourrissent les discours … sur l’emploi de la force militaire pour détruire les installations nucléaires de l'Iran. Malheureusement, cette rhétorique complique les choses au lieu de les simplifier si l'on veut stopper l'Iran dans sa course au nucléaire.»

Ils ont aussi raison quand ils expliquent pourquoi les États-Unis ne devraient pas proférer des menaces contre-productives sur une guerre contre l'Iran et encore moins se lancer dans une autre guerre. Mais encore une fois ils ont tort sur les forces qui sont derrière cette prétention. Wolfowitz, Perle et compagnie sont sûrement favorables à une autre gentille petite guerre, mais ils sont provisoirement discrédités. Pendant ce temps, beaucoup d’hommes politiques et d’experts en politique étrangère appellent maintenant à « neutraliser l'Iran. » C’est ce que font les deux hommes les plus puissants d’Amérique, qui eux ne tiennent pas compte du lobbying et n'en ont pas besoin non plus, George Bush et Dick Cheney.

Leslie H. Gelb, ancien chroniqueur au Times et président honoraire du Conseil des Affaires Étrangères, termine un livre sur le pouvoir international au 21ème siècle.