13.12.07

SPIRITUELLEMENT SEMITES

Au printemps de l’année 1938, le philosophe Jacques Maritain ne cacha pas ses appréhensions au cours d’une conférence donnée au Théâtre des Ambassadeurs. "On est atterré", disait-il, "à la pensée qu’une nation européenne ait porté au pouvoir un parti dont le programme inclut la destruction pure et simple d’un peuple, car finalement, c’est de cela qu’il s’agit." Au mois de septembre suivant, au cours d’un commentaire prononcé ex tempore sur les textes de la messe du jour, le pape Pie XI déclara : "Spirituellement, nous sommes sémites." Trois mois plus tard, Karl Barth faisait part, lui aussi, de prémonitions alarmantes : "Lorsque prendra place [...] l’extermination physique du peuple d’Israël, la destruction des synagogues et des rouleaux de la Tora, le rejet définitif de Dieu [...] ce sont les racines mêmes du christianisme qui seront attaquées. Que serions-nous sans Israël ?"

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’effet cumulatif de ces témoignages allait bouleverser de fond en comble l’idée que la chrétienté se faisait d’Israël. Impressionnée par les résultats de rencontres décisives comme celle de Seelisberg en 1947, l’autorité ecclésiale donna un coup de barre en publiant au cours du Concile du Vatican [1965] la déclaration Nostra Aetate. Cette nouvelle orientation qui apparut dès le début comme la pièce maîtresse de l’assemblée conciliaire annonçait un tournant dans l’histoire de l’Eglise. Avouons en toute modestie que ce texte ne faisait que répondre à l’attente d’un petit groupe de chrétiens qui étaient venus en Israël peu après la fondation de l’Etat pour partager sa vie et ses espoirs.

En commentant cette déclaration qui allait susciter tellement d’échos Raymond Brown, connu pour son exégèse de l’évangile de Jean, n’hésitait pas à déclarer : "Sur ce point des rapports Israël-Eglise, les évêques du Concile ont délibérément contredit l’enseignement des Pères de l’Eglise." Au niveau de l’expression, on remarquera que ce texte a ceci d’original qu’il ne comporte aucune référence patristique ou magistérielle. Après avoir constaté que la théologie catholique d’Israël était inexistante, l’assemblée conciliaire avait manifestement conscience d’être en face d’un commencement absolu et s’exprimait en conséquence.

S’il est vrai, comme le soutenait Renan, qu’on ne peut lire le Nouveau Testament sans connaître l’hébreu, le christianisme ne pouvait rester indifférent au fait qu’en revenant chez lui, le peuple juif s’était mis d’instinct à faire revivre la langue de la Bible. En visant à réintroduire la langue des prophètes dans la trame de la vie quotidienne, la volonté de revenir à l’hébreu était avant tout un acte de libération où l’on s’appliquait à redonner à une langue ancienne une vigueur qui pût exprimer le vécu des temps nouveaux. Comme le disait Yosef Brenner aux débuts du sionisme : "La langue est le reflet de la personne, aussi, lorsqu’un peuple prend conscience de lui-même, le niveau de sa langue s’en ressent-il inévitablement." L’une des réussites du retour du peuple juif sur sa terre a sans aucun doute été de faire de l’hébreu une langue dynamique qui augurait l’apparition d’une identité nouvelle. En se libérant elle-même des limitations de la Gola, autrement dit de l’exil, elle en affranchissait du même coup ceux qui la parlaient.

On constate que, tout en préservant son originalité, la langue des auteurs israéliens reste intimement liée à l’hébreu ancien où le signifiant et le signifie s’engrènent de façon organique. Aussi, leur créativité s’exprime-t-elle dans une langue indissociable d’une empreinte divine qui, n’étant pas de ce monde, permet d’avancer toujours davantage vers une lumière qu’on ne rejoint jamais. C’est là une situation unique où l’essentiel de l’élaboration littéraire ne réside pas tellement dans le fait de narrer une histoire que d’établir un lien entre un drame humain et la langue biblique, avec tout ce qu’elle implique de réminiscences historiques liées à des interventions surnaturelles.

Loin d’être marginal, ce dialogue implicite avec la langue sacrée est crucial au point que l’on ne puisse pénétrer aujourd’hui au coeur du sujet abordé par un auteur sans se référer à la façon dont il se situe par rapport à l’hébreu des prophètes. Ceci est particulièrement visible dans le domaine lyrique au point que les poètes de ce pays ne puissent être appréciés que par les gens qui y vivent car toute traduction dépouille l’original de sa vitalité secrète. La version la plus fidèle ne saurait rendre compte d’une langue qui, devenue la respiration d’un peuple, exprime entièrement son âme, à l’exclusion de toute autre. On comprend qu’on ait pu dire que le pays des juifs est à la taille de leur univers car il est un Livre et qui plus est, sacré.

En célébrant ces retrouvailles tant attendues avec sa langue, Israël n’oubliait pas qu’il revenait de loin. Les mesures vexatoires qui, en terre chrétienne avaient été son pain quotidien, remontaient à la plus haute antiquité. Au 6eme siècle, l’empereur Justinien édicta la Novella 146 selon laquelle il était interdit aux juifs et aux chrétiens de recourir à l’hébreu pour l’étude et la prière. Dès lors, tous les sujets de 1’empire romain étaient contraints de se servir uniquement du texte grec de la Septante. Pour les juifs, dont le génie consiste précisément à s’exprimer dans les commentaires d’Ecriture, c’était sonner le glas sur une activité devenue pour eux une seconde nature pour ne pas dire une raison de vivre, puisque l’accès à la source sacrée leur était désormais interdit. Réduite au silence, l’âme d’Israël se trouvait atteinte au plus profond d’elle même.

L’originalité de Jacob, père des douze tribus d’Israël, est en effet sa voix, comme nous le rappellent les sages dans la lecture du verset : "La voix est celle de Jacob. " [Genèse 26.22]. D’où la disposition naturelle des juifs a s’exprimer, conformément a l’oracle du prophète : "Mes témoins à Moi, c ’est vous, oracle de YHWH" [Isaïe 43.10]. On comprend qu’inspirés par des raisons sublimes, les sages aient pu considérer l’être humain comme une âme parlante. Frustrer cette tendance à communiquer revenait à exclure Israël de l’histoire, comme un être indésirable dont on n’attend rien. Les conséquences en furent incalculables car l’impossibilité d’échanger mène à une incompréhension réciproque qui porte au mépris.

On a pu dire que la reviviscence de l’hébreu créait une nouvelle situation ou la révélation semblait être présentée à nouveau au peuple juif. En tout état de cause, il est le seul à étudier la Parole divine dans l’intégrité de l’expression originelle qui informe maintenant une prière faite des mots de la vie courante. Dans une involution des causes, il fait vivre une langue qui en retour l’aide à survivre. Si le monde chrétien a depuis un certain temps manifesté son intérêt pour ce retour aux sources, il ne saurait se passer de la présence permanente de quelques uns des siens au milieu d’un peuple dont la créativité n’a pas fini de surprendre.

Dénuée de tout calcul, leur présence discrète dans ce pays ne peut qu’aider les autres croyants à reprendre conscience de racines dont on avait pratiquement oublié l’existence. Si celles-ci sont communes, la perspective de la réconciliation des nations entrevue par les prophètes revêt ici une actualité accrue. L’espérance de ce dénouement avait induit les rabbins à voir dans le chapitre 36 de la Genèse, le sommet de toute la Tora car, disaient-ils, la généalogie de la famille d’Esaü - dont le nom évoque en Israël l’hostilité des nations - est le rappel d’une attente qui ne saurait décevoir. La Kabbale concourt à cette vue en rappelant que, selon la guématrie, la valeur numérique des mots Esaü et Shalom est la même : 376.

Le choix fait par certains chrétiens de s’établir dans ce pays peut éventuellement répondre à un besoin de la personne. "Nous naissons" , rappelait Rainer Maria Rilke, "pour ainsi dire provisoirement quelque part. C’est peu à peu que nous composons en nous le lieu de notre origine, pour naître après coup et chaque jour plus définitivement." Inutile d’ajouter que dans ce cas, il n’y a pas de place pour une nostalgie du passé car, si l’on est vraiment parti, il n’y a plus de retour possible à un point de départ dont le souvenir s’estompe. On y serait du reste peu porté dans ce pays du fait que si l’on a la liberté de choisir sa compagnie, celle des enfants d’Israël est d’une singulière distinction.

En arrivant ici, un chrétien serait bien avisé de reconnaître à l’instar d’un chancelier allemand que "nous n’avons pas choisi l’histoire dont nous avons hérité." Dans bien des cas, son rôle se limitera tout simplement à essuyer les plâtres, en se gardant d’oublier que le moment d’une prise de conscience et celui d’un changement d’attitude ne sont pas nécessairement synchrones. Evitant toute pression, si déguisée soit-elle, il peut tout au moins se mettre à écouter ce que l’autre voudrait dire. Tout en souscrivant à l’idée, parfois exprimée ici, que nous ne pouvons pas comprendre la Shoa, car il faudrait un prophète pour nous l’expliquer, il gagnerait à ne pas perdre de vue l’observation faite naguère par George Steiner : "II ne peut y avoir d’avenir justifiable pour le christianisme tant que la théologie et la pratique chrétiennes n’auront pas regardé en face, intériorisé lucidement, son rôle séminal dans les tourments millénaires du Judaïsme et de l’Holocauste."

La mémoire d’Israël est chargée de souvenirs tellement accablants qu’il convient maintenant, non pas de juger, mais d’oeuvrer à l’apurement d’un contentieux des plus pesants. Rappelons, en schématisant pour souligner l’argument, que pendant des siècles, la chrétienté n’a cessé - en usant des procédés les plus divers - de prescrire aux juifs une façon de parler et d’agir. On comprend qu’une fois revenus chez eux, ils n’apprécient guère ce genre d’intrusions où l’on semble oublier les distances qui s’imposent. Le Nobel de littérature, Saul Bellow, se rendait bien compte que ces ingérences - souvent intempestives - relevaient de l’obsession. "Pour beaucoup d’occidentaux", disait-il, "le drame d’Israël et des palestiniens est devenu ce que la Suisse est aux sports d’hiver et la côte dalmate aux estivants. Ils tendent en effet à y voir une sorte de station de villégiature morale où ils trouvent un exutoire commode pour assouvir leur besoin de justice."

La pudeur la plus élémentaire pourrait tout de même incliner les chrétiens d’Israël à accepter une situation inévitablement précaire en se contentant, bon gré mal gré, de la place exiguë qui est la leur, encore heureux qu’on veuille bien la leur laisser. A mon arrivée dans le pays, un ami m’avait enlevé toute illusion à ce sujet : "Tu devras maintenant", disait-il, "subir ici ce que nous avons subi là-bas." Mais à y regarder de près, il se pourrait que cette situation marginale soit en fait une bénédiction destinée à nous libérer d’une conscience exagérée de nous-mêmes et de nos institutions. Dans l’évangile de Marc, une scène typique des derniers jours de la vie de Jésus serait de nature à nous en persuader. Elle se situe à Béthanie, une localité sise à proximité de Betphagé qui, selon le Talmud, était à la limite ou l’on pouvait préparer les Pains de la Face offerts chaque Shabbat au Temple dans le Saint [Exode 25.30]. Située à la frontière du territoire de la Ville sainte, Béthanie jouxtait un secteur du Mont des Oliviers appelé Meshihia. Tiré de la même racine que Mashiah [Messie], ce nom indiquait la présence d’une oliveraie destinée à fournir l’huile nécessaire à l’onction des rois d’Israël.

Au cours d’un repas, une femme versa un nard "de grand prix" sur la tête du Maître. Comme l’implicite confère sa profondeur au discours humain, la suite du récit donne à penser qu’en le rédigeant, l’évangéliste gardait présent à l’esprit l’ancien rituel de l’intronisation royale à Jérusalem. L’onction d’huile sur la tête était en effet le rite qui conférait aux rois d’Israël la dignité suprême, à l’instar de David à qui le prophète Samuel "donna l’onction au milieu de ses frères" [I Samuel 16.13]. De façon analogue, une onction solennelle était supposée conférer, au moment voulu, l’investiture royale au Messie "Fils de David".

Mais, paradoxalement, l’onction de Jésus à Béthanie prend le contre-pied des usages traditionnels. Le Maître ne reçoit pas l’onction au Temple mais dans une maison située aux confins du territoire de Jérusalem. II n’est pas gratifié de la pompe des cérémonies sacerdotales mais de la compagnie des invités à la table d’un lépreux. Le rite, administré non par le Grand prêtre mais par une femme inconnue, n’est pas approuvé mais critiqué. Cette onction n’est pas associée à une perspective de pouvoir et de vie car elle est faite "d’avance [...] pour l’ensevelissement." Elle mène à une déréliction d’où sortira une vie nouvelle. Mais, entre temps, le Maître devra faire face à l’intervention des représentants du pouvoir.

Face à cette conduite exemplaire, que penser aujourd’hui des incidences politiques dont on fait tellement de cas ? Rappelons tout d’abord que dans le Premier Testament, on parle sans cesse de politique, tandis que dans le Nouveau, on n’en parle guère, si ce n’est pour s’en distancer. N’y aurait-il pas des raisons à cela ? Que répondre à ceux qui font sans cesse allusion au drame que nous vivons actuellement sur cette terre tourmentée ? On pourrait leur rappeler que disserter sur des épreuves collectives en les suivant de l’extérieur est une chose, mais les vivre jour après jour sur place en est assurément une autre. Comme la voix de Dieu a besoin de silence pour se faire entendre et laisser son empreinte sur une être, nous ne pouvons ignorer que notre rôle n’est pas de pérorer mais d’intérioriser autant que possible le rappel que nous faisait en son temps le maître de la vie contemplative qu’était le cardinal Journet : "Votre vocation à vous, c ’est d’être avec. "

Plus qu’ailleurs, il est bon de se rappeler ici que le verbe intercéder signifie : "passer au milieu", en suggérant une disposition aàse mettre au cœur d’une situation troublée par un conflit. Trop faible pour s’imposer, l’intercesseur ne prétend pas au rôle d’arbitre qui le ferait dériver vers le précaire de la politique. Loin de se désimpliquer du présent, il est tout simplement là, sans faire de bruit, quand un mal apparemment incurable semble défier toute solution humaine.

Un chrétien de Tel-Aviv
TEXTE REPRIS DU SITE UN ECHO D'ISRAEL