5.5.08

LE "GANG DES BARBARES" ET LA MALADIE DE LA CIVILISATION

Le meurtre d’Ilan Halimi est un révélateur. Toutes les enquêtes mettent en évidence la forte présence de l’antisémitisme dans les banlieues. Cependant, cet antisémitisme ne prend pas nécessairement la forme d’une théorie élaborée, comme ce fut le cas chez certains penseurs, classables à l’extrême-droite, au cours du siècle passé. Dieudonné, habile à exploiter de sombres ressentiments, n’est pas un intellectuel. Il ne s’agit pas non plus d’un antisémitisme de parti politique, ni d’un antisémitisme d’Etat, venu d’en haut. Au contraire : les partis politiques institués et l’Etat condamnent l’antisémitisme. C’est un antisémitisme sociétal, l’antisémitisme d’une partie de la société, chérie par l’extrême gauche, les banlieues. Bref, la composante antisémite du “ gang des barbares ” est un antisémitisme de lumpenprolétariat. Comment l’analyser ?

L’action du “ gang des barbares ” est l’explosion d’une bombe composée de deux éléments circulant à l’air libre dans l’univers des cités banlieusardes : un antisémitisme (répercutant le très virulent antisémitisme du monde arabe, où le négationniste Roger Garaudy est tenu pour un phare de la philosophie et où les Protocoles des Sages de Sion sont un best-seller) et un nihilisme.

Cet antisémitisme se nourrit, viscéralement, sans aucune théorisation, de deux séries de clichés : les stéréotypes concernant le Juif et l’argent, et ceux concernant le Juif et le complot. L’assimilation du Juif et de l’argent, aujourd’hui reprise dans les banlieues, plonge ses racines dans l’antisémitisme chrétien traditionnel et dans le socialisme utopiste du XIXème siècle. La gauche fut, en France, partiellement antisémite jusqu’à l’affaire Dreyfus. Le promoteur du mot “ socialisme ”, Pierre Leroux, écrivit, parallèlement à d’autres, un texte titré “ Les juifs, rois de l’époque ”. D’anciens communards prirent parti contre Dreyfus au motif que le Juif représente le capital, le lucre et la banque. Le virus de cet antisémitisme de gauche traîne encore dans les banlieues, réactivé par la propagande propalestinienne. Dans La Foire aux illuminés, Pierre-André Taguieff a mis en évidence un élément essentiel pour comprendre la prolifération de l’antisémitisme banlieusard :la littérature à la mode actuellement (Da Vinci code), des séries télévisées (X-files), l’ufologie, les délires sur les sociétés secrètes, ainsi que de nombreux jeux vidéos accoutument les esprits à penser, de façon simpliste, selon le schème du complot mondial (“ on nous cache tout, on nous dit rien ”). Altermondialistes, propalestiniens et islamistes jettent de l’huile sur le feu conspirationniste : un axe américano-israélien comploterait contre l’ensemble de l’univers, mettant l’humanité elle-même en danger ! Dans l’inconscient collectif, le Juif figure le modèle du comploteur.

Le nihilisme – engendré par l’évidement de l’existence observable dans toutes les sociétés de consommation -, s’est montré à l’œuvre lors de la flambée des banlieues à l’automne 2005. Il faut, à la suite de Nietzsche, rappeler la formule du nihilisme : plus aucune valeur ne vaut par dessus les autres, toutes les valeurs supérieures se déprécient. Quand toutes les valeurs se sont effacées, la violence gratuite (c’est-à-dire non-ordonnée à un sens) devient la seule valeur. Les propos antisémites du “ gang des barbares ” ne constituent pas un discours, à la différence des théories antisémites de naguère ; ils ne sont pas même de l’ordre du slogan dans la mesure où aucune image d’une organisation désirée de la société, fût-elle abjecte, ne s’en détache.

Produit de l’histoire culturelle de l’Europe, le nihilisme est la marque de notre époque. Il se traduit ainsi : consommer, acheter, zapper, sont devenus les buts de la vie. La consommation passe pour la raison d'être de l’existence. Partout se manifeste une définalisation de la vie humaine : tout sens de la vie s’est perdu au profit du fétichisme de la consommation, tout horizon transcendant à été remplacé à par l’économie. Nos contemporains jugent la politique elle-même par le niveau de vie, le taux de chômage et la consommation. Bref, le nihilisme contemporain, qui dans les banlieues rencontre l’antisémitisme, est inextricablement lié à un type consumériste de société.

La consommation suppose l’occultation de la dimension du renoncement et du sacrifice de soi au profit de la satisfaction illimitée et immédiate des désirs personnels. Tout devoir est un frein à la consommation : d’une part, il place des valeurs au-dessus de la vie économique, d’autre part il ralentit le circuit économique en refusant de soumettre l’existence au caprice de l’instant présent. L’effacement de la notion de devoir derrière l’exigence d’une extension indéfinie de tous les droits centrés sur la satisfaction des désirs immédiats de l’individu engendre le nihilisme sous la forme suivante: la jouissance individuelle devenue le but de l’existence en société. Le devoir n’est pas compatible avec l’instantanéisme induit par le téléphone portable ou Internet. En promouvant l’instant, l’immédiat, la consommation, la concurrence effrénée entre tous, l’économisme à tout crin décivilise. Loin de se limiter aux banlieues où il prend une tournure violente, où il rebarbarise, le nihilisme mine la société entière.

Un index pour échantillonner ces ravages : à chaque enquête sur les personnalités jugées par nos compatriotes comme les plus marquantes, on ne rencontre que des bonimenteurs, saltimbanques, sportifs, tous insignifiants. On n’y rencontre pas de nom faisant vraiment civilisation, destiné à demeurer dans l’histoire de la culture : pas de savant, pas de créateur artistique, personne du Collège de France, pas de mathématicien. Le nihilisme –comme cet exemple le montre – est la corruption du bon sens. Il n’atteint donc pas seulement les banlieues, mais également les zones pavillonnaires et les centre-villes.

La particularité de l’antisémitisme échantillonné par le crime du “ gang des barbares ” réside dans sa gratuité. S’il est renforcé par des clichés, il n’exprime aucun programme. Haine pure, il est une haine sans but. Cet antisémitisme là n’est pas, pour ceux qui l’utilisent, une cause à défendre, à illustrer ou à promouvoir, comme ce l’était pour les sinistres criminels de la Nuit de Cristal, ou les faussaires négationnistes comme Rassinier et Faurisson. Bref, ce n’est pas un antisémitisme politique. Généralisé à toute la société - maladie mortelle d’une “ société à la dérive ”, pour reprendre un syntagme de Cornelius Castoriadis - le nihilisme, dans les banlieues, trouve dans l’antisémitisme (un antisémitisme déthéorisé, aussi vide que le nihilisme lui-même) un détonateur. La barbarie du meurtre d’Ilan Halimi rend visible ce qu’en général la fausse santé de la prospérité économique et du développement des technologies de la communication masque : une maladie de la civilisation.

Robert Redeker pour L'Arche en mars 2008