26.5.08

UN DEBAT AU FORUM DES HALLES

Georges Bensoussan


Samedi 15 mars 2008, au Forum des Halles à Paris, une rencontre était organisée à l’occasion du Salon du Livre dont l’invité était Israël. Sur un sujet pour le moins polémique, “Israël à feu et à sang”, Dominique Vidal, Charles Enderlin, Idith Zertal et Georges Bensoussan ont débattu à partir des thèses de leurs ouvrages respectifs. Résumé des propos de l’historien Georges Bensoussan.

Pour comprendre le conflit israélo-arabe, il est primordial de se référer à l’histoire et de ne pas tomber dans un moralisme manichéen idéologique.

Dans la première partie de mon livre, j’essaie de démonter une idée reçue qui court les rues, même en Israël : l’Etat juif serait né de la Shoah, il en serait une conséquence rédemptrice, dans le sens où l’Europe aurait offert aux Juifs un Etat sur le dos des Arabes qui en étaient innocents. Cette idée fausse tente de casser la légitimité de l’Etat d’Israël.

Le sionisme est le mouvement de désaliénation du sujet juif. La Shoah a affecté le sionisme, elle l’a affaibli à long terme car les bataillons de réserve de l’Etat Juif, le gros du judaïsme en 1939 était européen. Dix des seize millions de Juifs étaient européens. L’Etat d’Israël paye cette faiblesse jusqu’à aujourd’hui.

La Shoah a failli faire en sorte que l’Etat israélien ne voie jamais le jour. J’ajoute que s’il n’y avait eu « que » la Shoah et que le sentiment de culpabilité, en 1945-48, la résolution de l’ONU de novembre 1947 aurait embrayé sur du vide car il n’y aurait pas eu un pré-Etat appelé le Yishouv, le foyer national juif qui a précédé l’Etat. Il était prêt à fonctionner, car il disposait de toutes les institutions sociales, culturelles, politiques, militaires, médiatiques et universitaires. Les Anglais le savaient et le disaient déjà en 1937.

Début 1948, avant 14 mai, jour de l’indépendance, environ 600 000 Juifs vivaient dans la Palestine mandataire et en 1939 ils étaient déjà environ 500 000. L’Etat d’Israël ne date pas de 1947-48, encore moins de 1967. Il faut remonter au moins à l’année 1880 et déjà il y avait un choc judéo arabe.

Mais pour rappeler l’actualité d’aujourd’hui, le boycott du salon du livre, il faut souligner que c’est l’hébreu qui crée le sionisme et non pas le sionisme qui crée l’hébreu. C’est l’hébreu qui est invité, la langue nationale littéraire plus que l’Etat d’Israël.

La Shoah occupe, c’est vrai, une place centrale, une référence cardinale mémorielle, obsessionnelle, une mémoire mortifère, mais on ne peut pas comprendre la mémoire israélienne et la formation de cette nation depuis 1948 si on ne la connecte pas au conflit. Car Israël n’a jamais été en paix. Même si des accords de paix ont été signés avec des voisins, il s’agit d’une paix froide. Cet état de guerre permanent, physique et verbal, a gangrené la société israélienne comme il a fait le malheur des Arabes voisins.

Si on occulte cet état de guerre, on ne fait pas un travail d’histoire, on fait un travail d’idéologue.


Je reviens sur le terme d’accélérateur à propos de la Shoah. Oui elle a été un accélérateur de la création de l’Etat, mais la légitimité est ailleurs. En mai 1942, à l’Hôtel Biltmore à New York, on entend pour la première fois le mot Etat. Ce mot est resté tabou depuis Herzl en 1896. Cette réunion sioniste est antérieure à la connaissance du génocide, on ne peut pas donc établir un lien de cause à effet.

Le sionisme n’est pas un mouvement humanitaire, ce n’est pas la Croix Rouge.

J’ai l’impression que l’on est en train de découvrir l’eau tiède. Le sionisme est un nationalisme et qu’on s’en étonne ne cesse de m’étonner. La Shoah est instrumentalisée. Le mouvement ashkénaze a phagocyté la mémoire des Orientaux. Oui, j’ai l’impression que ce mot de nationalisme sonne comme un gros mot.

Oui, c’est un nationalisme avec tout ce qu’il faut de cynisme pour pouvoir édifier un Etat. Si on veut édifier un Etat avec des mains blanches, on change de métier.

Le rapport de force change en 1945-48. Pour les 700 000 Arabes de Palestine, il y a eu toute sorte de situations possibles, y compris des expulsions. Mais ce qui est encore une fois étonnant, c’est qu’on s’étonne que la population s’enfuie. Les Juifs ne se sont pas enfuis car ils ne savaient pas où aller. J’ajoute une nuance superfétatoire qui va vous sembler superficielle.

Doit-on parler de réfugiés ou de déplacés ?

Quand un bombardé à Arras en France se déplace jusqu’à Béthune, il est déplacé, quand un habitant de Jaffa va à Gaza, il reste en Palestine dans sa patrie. Le radicalisme arabe a pactisé avec le grand Mufti qui a rendu visite à Hitler mais les jeunesses palestiniennes étaient fascisantes aussi. Si en 1948, les Juifs sont en position de force, c’est tant mieux pour eux : l’historien fait de l’histoire, pas du moralisme ou de la politique, il essaie de comprendre.

Il ne s’agit pas de trancher en noir et blanc pour résoudre le problème. On ne juge pas les bons et les méchants. Oui, il y a eu des crimes, mais il ne s’agit pas de distribuer des bons et des mauvais points. C’est une logique nationale contre une autre. Autre question qu’il faudrait se poser : pourquoi ne les ont-ils pas laissé revenir, ces Palestiniens ?

Tout simplement parce que s’ils les laissent revenir, il n’y a plus d’Etat juif par simple évolution démographique à court terme. C’est dans ce sens que je dis : vous voulez un Etat juif ou un Etat démocratique avec les mains blanches ? En 1947, on est en présence de deux injustices. Si les Arabes sont privés de Palestine, le monde arabe continue d’exister. Si les Juifs sont privés d’Israël, il n’y a plus d’aspiration nationale pour le monde juif et en particulier après la Shoah.

On ne peut pas réduire le monde au bien et au mal, je ne suis pas manichéen, je ne vois pas le monde en noir et blanc, « on est la moindre injustice » disait Ben Gourion, ce n’est pas le choix entre le bien et le mal, c’est le choix d’un moindre mal.

Les nouveaux historiens


Il y a chez les nouveaux historiens un retard de la conception historienne israélienne de la Shoah. Cette prison mémorielle n’aide pas. Mais comment voulez-vous qu’ils s’en sortent quand tous les jours, ils entendent qu’on veut les détruire ?

Ils entendent les discours récurrents d’Ahmadinedjad depuis l’Iran mais aussi dans le monde arabe environnant, dans les discours des medias arabes et dans la haine véhiculée par les manuels scolaires arabes. Tout le monde sait que ce bain de haine existe malgré les accords de paix.

Quand un tueur jordanien - ensuite déclaré fou - a tué des jeunes filles dans le Golan, pléthore d’avocats se sont proposés pour le défendre gratuitement et la Jordanie a fait la paix avec Israël. Il faut tenir compte des deux côtés. Un discours historien est un discours qui n’oublie aucune partie de la réalité, sinon ce n’est plus un discours historien.

Il faut distinguer entre la menace réelle et la perception de la menace. La façon dont les Israéliens perçoivent les choses est aussi importante que les choses en elles-mêmes. Il y a deux réalités en histoire : la réalité objective et ce qu’on perçoit dans les têtes. Ce que les Israéliens perçoivent (on peut parler de bourrage de crâne si cela vous fait plaisir), c’est une menace de mort. Il est donc indispensable de prendre en compte ce que les gens ont dans la tête même si ce n’est pas la réalité.

En danger de mort

Je pense que la réalité israélienne est forte. Mais attention aux tautologies. Pour l’instant, l’armée est forte et cet Etat est encore défendu et défendable. Mais ce n’est pas parce qu’il est fort que sa pérennité est assurée. Israël est menacé de mort par un environnement qui n’accepte pas le fait juif sur une terre considérée comme arabo-musulmane. Je rappelle qu’il y a déjà l’idée de transfert chez Herzl dans les années 1930. On enfonce des portes ouvertes.

Je l’ai dit en 2002 dans mon livre. Bien sûr, tout transfert est tragique mais j’ajoute aussi que si cette « épuration ethnique » tragique a eu lieu, on constate pourtant que la population palestinienne est passée de 12% en 49 à 20% aujourd’hui. En matière d’épuration ethnique c’est plutôt un ratage. Je plaide pour l’histoire globale, complète et équilibrée, une histoire qui ne soit pas idéologisée.

Je voudrais savoir quand ceux qui s’indignent de l’ «épuration ethnique» en Palestine (c’est vrai que c’est une tragédie que de déraciner un peuple) feront de l’histoire en s’indignant aussi du déracinement, dans des conditions épouvantables, des juifs d’Irak, du Yémen ou de Libye. Qui en parlera ?

J’attends le jour où le Monde Diplomatique ou d’autres journaux publieront un volet sur l’ «épuration ethnique» en Palestine mais aussi sur les Etats arabes «Judenrein».

Ce qui s’est passé pour les Juifs d’Irak est épouvantable et il n’y a pas un mot sur les Juifs arabes de la part de ceux qui s’apitoient systématiquement sur le sort des Palestiniens. J’aimerais que l’Histoire soit équilibrée.

Le sionisme est un fait national avant d’être un fait religieux, c’est une laïcisation de la judaïté ; le sionisme est parti de là. On ne demande pas aux Etats de l’aimer mais de signer un accord de paix. Pour cela, il faut que cesse l’éducation à la haine des voisins Palestiniens. La paix oui, sans l’amour, mais à condition que cesse l’enseignement de la haine viscérale dans le monde arabe.

C’est vrai que 1967 est un poison et la colonisation une gangrène. C’est vrai qu’il y a aussi la corruption morale des élites. Mais, il faut être naïf pour croire qu’on en finira ainsi avec l’islamisme. Il a de beaux jours devant lui et il nous menace tous, pas seulement l’existence d’Israël.

Tout le problème ne date pas de 1967. Pourquoi parle-t-on de 60 ans d’occupation pour le boycott du salon du livre ? Il y a donc un problème lié à la légitimité même d’Israël qui n’a pas été accepté, ni après 1967 ni avant.

© Retranscription Primo

Nous rappelons qu’il s’agit du résumé d’une intervention orale et non d’un texte écrit par Georges Bensoussan