27.5.09

La fin du judaïsme en terres d’islam



By ELIAS LEVY, Reporter

Au lendemain de la Shoah, entre 1945 et 1970, une civilisation de vingt siècles a disparu. Du Maroc à l’Iran, en passant par l’Algérie, l’Égypte, le Liban, l’Irak et le Yémen, les Juifs vivant dans le monde arabo-musulman ont été contraints d’emprunter l’amère chemin de l’exil. Tel fut le sombre destin de quelque 900000 Juifs sépharades originaires de onze pays islamiques.
Figure marquante de l’intelligentsia juive française, l’universitaire et essayiste renommé Shmuel Trigano a été le maître d’oeuvre d’un livre collectif imposant qui relate et analyse exhaustivement la genèse de ce drame majeur du XXe siècle, souvent occulté par les victimes elles-mêmes: La fin du judaïsme en terres d’islam, qui vient de paraître aux Éditions Denoël.

Dix historiens français et israéliens réputés ont contribué à cette somme historiographique magistrale.

Canadian Jewish News: Ce livre rappelle, moult témoignages et récits à l’appui, que le judaïsme en terre d’islam a quasiment disparu.

Shmuel Trigano: Les pays arabo-musulmans sont aujourd’hui quasiment vides de Juifs. S’il en subsiste, ce sont des vestiges de communautés. C’est le cas des Juifs du Maroc -nous publierons dans un prochain article les réflexions de Shmuel Trigano sur le statut des Juifs du Maroc-, de Turquie, d’Iran…

En Iran, le statut de la communauté juive est toujours celui de dhimmi, régi par la Sharia. Le fait que les Juifs iraniens envoient un député au Parlement, c’est typiquement une structure dhimmi. Dans ces pays, du fait de l’islam, à l’exception -aujourd’hui formelle- de la Turquie, la communauté juive est pensée comme étant à l’écart de la nation. On lui permet de s’organiser de façon autonome administrativement. Comme la loi en vigueur est la loi coranique, non seulement les non-musulmans ne peuvent pas en jouir, mais cette loi les assigne à leur propre loi religieuse. Il ne s’agit pas d’États-nations démocratiques à l’occidental dans lesquels les Juifs peuvent être des citoyens. Le statut des communautés juives dans ces contrées demeure toujours celui d’une minorité en situation problématique, dépendante du roi au Maroc, de la vigilance de l’armée en Turquie jusqu’à récemment…

L’islamisme radical fait peser sur ces communautés juives un danger majeur. Ce qu’elles ont bien compris en organisant le départ de leurs jeunes générations. Ce phénomène d’exclusion des non-musulmans ne se limite pas aux Juifs. Les chrétiens sont en voie de disparition également à cause de l’intolérance religieuse qui sévit dans ces pays islamiques.

C.J.N.: Quelles sont les principales raisons pour lesquelles cette sinistre histoire a été tue?

S. Trigano: Il y a plusieurs explications. D’abord, le choc du traumatisme. On ne peut pas formuler immédiatement une expérience existentielle aussi considérable. Notre génération a assisté à la fin d’un monde, qui a disparu totalement, qui ne reviendra jamais. Ce n’est pas rien. Deuxièmement: l’importance de la souffrance de la Shoah a nécessairement marginalisé la mémoire de ce traumatisme. Dans la Shoah, les Juifs ont été exterminés. Dans les pays arabo-musulmans, les Juifs ont été persécutés, spoliés et expulsés, mais ils n’ont pas été exterminés. Cette différence de gravité a fait que le monde sépharade a pu aussi aborder sa propre mémoire par le biais de la Shoah. La troisième raison tient à la prégnance de l’idéologie du tiers-mondisme anticolonialiste. Les sépharades sont apparus comme des petits blancs qui méritaient leur destin.

Il y a eu aussi le refoulement israélien. Lors d’un colloque que j’ai organisé à Paris sur cette question, l’historien Élie Barnavi, alors ambassadeur d’Israël en France, est venu déclarer que les sépharades n’étaient pas des réfugiés, mais des citoyens israéliens. Cependant, Barnavi n’a jamais contesté que les rescapés de la Shoah ont été considérés comme des réfugiés et reçu les réparations allemandes.

Ce déni de la réalité de l’expérience historique du monde sépharade est typique de certains intellectuels israéliens. Il y a eu tout un ensemble de faits de ce type-là qui ont contribué à éteindre ou à rétracter au maximum la mémoire sépharade. Il est possible aussi que les sépharades pour se faire accepter dans le courant anticolonial aient minorisé leur propre histoire, voire même réécrit celle-ci pour apparaître comme l’exemple même de la symbiose, de la réussite. Ce qui est un autre mensonge historique.

C.J.N.: Les leaders arabes et palestiniens ne cessent de claironner que l’unique raison du départ des Juifs de leur pays natal est la création, en 1948, de l’État d’Israël. Selon eux, si l’État juif n’avait pas vu le jour, les Juifs continueraient à vivre harmonieusement dans les pays arabo-musulmans.

S. Trigano: L’hostilité des mouvements nationalistes arabes envers les Juifs et les autres non-musulmans, je ne parle même pas de l’hostilité religieuse permanente, ne date pas de 1948. La création de l’État d’Israël a mis fin dans l’esprit des Arabes à la condition de dhimmi, dont la caractéristique est la soumission à l’islam. Pour les Arabes, la dhimma est une preuve de tolérance et de générosité. Dans la suffisance ethnocentrique qui caractérise cette perspective, ces derniers ne se rendent pas compte que le dhimmi est un être inférieur, qui n’est ni un sujet ni un citoyen. Le scandale qu’Israël a représenté pour le monde arabo-musulman, c’est tout simplement le scandale d’une nation dhimmi qui se rebelle contre la loi islamique. Ce n’est pas plus compliqué que ça!

Quand les pouvoirs coloniaux se sont retirés, il était confusément clair que les Juifs redeviendraient des dhimmis. L’antisémitisme a commencé à se faire sentir dès les débuts du nationalisme arabe. Ce nationalisme, profondément xénophobe, accusa par la suite les Juifs marocains, égyptiens, irakiens, yéménites, libyens… d’être responsables de ce qui se passait en Israël. Le fait d’avoir massifié et identifié tous les Juifs indistinctement à Israël, à travers des lois d’exception, de véritables “statuts des Juifs”, promulgués en Irak, en Égypte et en Libye, où la catégorie de “sioniste” a justifié la privation des droits et l’exclusion de la société préludant à l’expulsion des Juifs, constitue un acte typiquement antisémite car l’antisémitisme massifie par principe les Juifs.

C.J.N.: Pourtant, on nous présente souvent l’Andalousie du Moyen-Âge comme un havre de paix et de coexistence pour les musulmans, les Juifs et les chrétiens.

S. Trigano: On a oublié que l’Andalousie était avant tout une terre de Djihad, la pointe avancée de l’invasion arabe. Dans l’Andalousie du Moyen-Âge, les non-musulmans étaient aussi des dhimmis. Il y avait tout un courant de polémique théologique contre les Juifs, semblable aux disputations antijuives de l’Europe chrétienne. Un important théologien, Ibn Hazm, a écrit plusieurs traités foncièrement antijudaïques. À Cordoue, il y eut un pogrom au cours duquel 3000 Juifs furent tués. Un historien israélien, Abraham Grossman, de l’Université Hébraïque de Jérusalem, a souligné le fait étrange qu’il n’y ait eu aucun article consacré à ce pogrom alors qu’il y a pléthore d’articles sur les pogroms perpétrés durant les croisades chrétiennes. Il faut quand même rétablir la vérité sur ce plan-là.

Le fait qu’il y ait eu un Âge d’Or intellectuel des Juifs est à l’honneur de ces derniers, qui ont pu construire et défendre le judaïsme, en hébreu, dans une culture qui n’était pas hébraïque, dans un milieu où ils restaient des dhimmis.

Il ne faut pas renverser la réalité des choses. Le discours idéologique contemporain veut présenter l’Andalousie comme l’Espagne des trois religions ou des trois cultures. C’est joliment dit! L’Andalousie fut avant tout l’Espagne de la Dhimma et non des trois religions. Il y eut aussi de sévères persécutions et massacres contre les chrétiens.

C.J.N.: Selon vous, aujourd’hui, le dialogue judéo-musulman est plus régi par la rectitude politique que par le franc-parler et la sincérité.

S. Trigano: Pour qu’un dialogue judéo-arabe et judéo-musulman soit possible, il faut que les Juifs disent la vérité et cessent avec leur complaisance et leur flatterie. Ou bien on accepte le dialogue en mettant cartes sur table ou bien il n’y aura pas de dialogue. Il ne faut pas entretenir le monde islamique dans l’illusion qu’il a de lui-même. Il faut justement le rappeler à l’ordre des réalités historiques. Même si ces réalités ont été occultées, il faut les restituer. Dans les pays islamiques, les non-musulmans, je ne parle même pas des femmes, n’ont pas été considérés comme des sujets libres, souverains, dignes, capables d’assumer leurs responsabilités.

Le grand choc qu’Israël a représenté, c’est l’autodétermination d’une nation dhimmi. Il faut écrire l’histoire du conflit israélo-arabe dans cette perspective-là. La transformation du conflit du côté de l’islam en guerre de Djihad n’est pas une mutation récente. C’est la cause permanente du conflit. Le monde arabo-musulman n’accepte pas dans ses dogmes que les Juifs soient un peuple et une nation libre et souveraine.

C.J.N.: Le déni de ce chapitre cardinal de l’histoire des sépharades n’a-t-il pas de lourdes répercussions sur le conflit israélo-palestinien, dans la mesure où seuls les Palestiniens ont obtenu le statut de réfugiés?

S. Trigano: Cette triste réalité historique a été totalement éludée. Cette grave omission pervertit la compréhension du conflit israélo-palestinien. La gauche israélienne a toujours négligé et dénié la mémoire du monde sépharade en insinuant que le contentieux que nous avons avec le monde arabe était mu par le racisme. Ce manque d’empathie à l’égard de l’histoire de toute une partie du peuple juif est scandaleux. C’est quand même une pièce capitale. Il y a 600000 Palestiniens qui sont partis, ou ont été poussés au départ au moment de la création de l’État d’Israël. Il n’y avait pas que des autochtones parmi les Palestiniens mais aussi un pourcentage important d’immigrants arabes venus d’autres pays dès la fin du XIXème siècle.

600000 Juifs se sont installés en Israël. Il s’est produit un échange de population comme entre la Turquie et la Grèce, l’Inde et le Pakistan et entre des pays européens après la Deuxième Guerre mondiale. On nous rabat les oreilles avec les Palestiniens qui ont la clé de leur maison et vont la voir de loin. Mais les sépharades aussi ont la clé de leur maison! Ils sont partis en fermant la porte, en s’enfuyant, en abandonnant tout quand ils n’ont pas été spoliés et dépouillés. Mais qui s’intéresse à eux? Qui prend en considération leurs revendications fondées et très légitimes? La faute en revient avant tout aux élites sépharades, qui ont totalement négligé leurs responsabilités sur le plan historique pour quelques cocktails dans des palais. Or, cette responsabilité est décisive pour la légitimité d’Israël, qui n’est pas coupable d’exister. L’État juif n’a pas été créé en chassant la population palestinienne car les Juifs aussi, devenus des Israéliens, ont été chassés de chez eux. C’est ce qu’il faut rappeler avec force aujourd’hui. Les Juifs n’ont aucune dette envers les Palestiniens.



French academic Shmuel Trigano presents the background of his latest book on the expulsion of the Jews from Arab countries.

Canadian Jewish News